Immobilier
Près de la frontière suisse, les prix pour acheter ou louer ne cessent de monter. Ceux qui travaillent à Genève ont les moyens d’y parvenir ; ceux qui sont payés en euros beaucoup moins. Conséquence : le logement social est pris d’assaut. Les maires poussent aussi une offre intermédiaire à destination des classes moyennes.

Annemasse, 4e ville plus inégalitaire de France, derrière Neuilly, Paris et Thionville. C’est le résultat du palmarès de l’Observatoire des inégalités, établi en 2023 sur la base de données de 2020. Cette annonce a frappé les esprits, mettant en lumière la forte disparité sociale dans cette commune populaire de près de 40 000 habitants qui attire aussi des frontaliers au train de vie suisse. De cette étude, il apparait que les 10 % les plus modestes touchent en moyenne 808 euros par mois (soit 774 francs) – ce qui est particulièrement bas au regard des autres villes de ce classement –, tandis que les 10 % les plus aisés gagnent 4 638 euros (soit 4 441 francs). Deux mondes cohabitent.
Villes inégalitaires
Cette ville qui s’était historiquement développée autour de son nœud ferroviaire a subi un déclin industriel au long cours et pâtit d’une mauvaise réputation. L’afflux de frontaliers a constitué une opportunité de rebond, d’autant qu’elle est la commune française la mieux connectée à Genève en transport en commun, grâce au Léman Express et à la ligne de tramway 17 qui est en passe d’être prolongée (lire page 22). Diversité commerciale, collèges, lycées, équipements sportifs et culturels… le maire, Christian Dupessey, qui passera bientôt la main, vante les services que les nouveaux venus trouvent ici. La piétonnisation et la revalorisation du centre-ville visent à favoriser ce changement d’image. Pour autant, l’édile socialiste est aussi attentif aux foyers modestes, rappelant que la commune compte près de 30 % de logements sociaux. Soucieux de “tenir les deux bouts”, il perçoit un gros enjeu de cohésion sociale. “Il faut que tous aient accès au sport, à la culture, que le brassage puisse se faire, même s’il ne se fait pas totalement”, confie l’élu. La commune applique des tarifs sociaux à certains services, comme la cantine.
Plus chères que Lyon ou Annecy
Annemasse ne dépareille pas dans le Genevois français. Si l’Observatoire des inégalités s’est concentré sur les villes françaises de plus de 20 000 habitants pour son palmarès, un focus sur la Haute-Savoie montre que Gaillard, Collongessous-Salève et Saint-Julien-en-Genevois sont plus inégalitaires encore. Il en va de même dans le pays de Gex (Ain). Partout, une césure s’opère entre salariés payés en francs au fort pouvoir d’achat et les salariés payés en euros qui subissent un coût de la vie plus élevé ici qu’ailleurs. C’est particulièrement vrai pour le logement, dans un contexte de pénurie d’offre. Les prix à l’achat sont très élevés. Côté Ain, il faut compter plus de 4 000 euros le mètre carré (3 820 CHF) pour un appartement ancien dans le pays de Gex, soit des niveaux comparables à ceux de Lyon (4 423 euros, 4 224 CHF), contre seulement 1 690 euros (1 614 CHF) à Bourg-en-Bresse. Côté Haute-Savoie, si Annemasse et Gaillard sont un peu plus abordables, elles n’en restent pas moins beaucoup plus chères que Cluses, par exemple, cotéet à 2 080 euros le mètre carré (1 986 CHF, voir tableaux ci-contre). Faute de budget suffisant, beaucoup d’habitants se reportent sur le marché de la location. Ce n’est pourtant pas vraiment mieux. Selon l’Observatoire des loyers de la HauteSavoie, des communes comme Saint-Julien-enGenevois, Archamps ou Annemasse affichaient en 2023 un loyer médian de 16 euros par mètre carré, soit exactement le même niveau qu’une partie du pays de Gex (Ferney-Voltaire, SaintGenis-Pouilly, Thoiry). Certaines communes se situent à un étiage supérieur, dépassant les 20 euros. Par comparaison, ce loyer médian à Lyon et Villeurbanne était de 13 euros par mètre carré la même année, et de 14,20 euros à Annecy. “Cela continue d’augmenter, de près d’un euro par mètre carré au cours de la dernière année”, évalue Isabelle Chanel, directrice de l’Agence départementale d’information sur le logement (ADIL) de l’Ain. Depuis plusieurs années, Annemasse Agglo demande à l’État français la possibilité d’expérimenter l’encadrement des loyers, à l’instar de Paris, Lyon, Grenoble ou Montpellier. Un plafond serait ainsi imposé à tous les appartements et maisons.


L’exode des salariés
Une règle schématique : plus on habite près de la frontière, plus l’immobilier est cher. Il se dit que certains salariés dorment dans leur voiture, faute de trouver un logement accessible. D’où le phénomène largement connu de voir des frontaliers s’installer de plus en plus loin des douanes, jusqu’au sud d’Annecy. “Certaines familles se tournent vers Valserhône [Bellegarde, ndlr] voire Nantua. Leurs frais de déplacement sont couverts par les économies de loyer”, confirme Isabelle Chanel. Selon Catherine Minot, directrice de l’établissement public foncier de HauteSavoie, la distance entre domicile et travail, que l’on travaille en France ou à Genève, augmente de 350 mètres chaque année en Haute-Savoie. Les frontaliers, grassement rémunérés en Suisse, acceptent cette situation, consentant soit à un budget logement plus élevé, soit à des temps de transport importants – et assez souvent les deux en réalité. Les autres, travaillant sur place, le tolèrent de moins en moins. Quitte à avoir un salaire français, n’est-ce pas plus confortable d’habiter dans un secteur où l’immobilier n’est pas hors de prix ? La cherté de la vie accentue une pénurie de personnels déjà générée par le travail frontalier. Il est vrai que le canton de Genève offre une concurrence rude pour les employeurs français : le salaire minimum y est de 24,48 francs de l’heure (25,63 euros) et de 4 773, 60 CHF par mois (4 999 euros). Le déficit de travailleurs dans la santé est chronique et largement connu. À Saint-Julien-enGenevois, la maison de retraite Baudelaire a dû fermer un étage faute d’agents, étage finalement réservé aux personnels moyennant des loyers modiques. Ce manque de main-d’œuvre touche toutes sortes de métiers.


Employeurs logeurs
Restaurateurs et hôteliers français, par exemple, sont souvent obligés de pratiquer des salaires un peu plus élevés qu’ailleurs en France pour leurs serveurs, cuisiniers, plongeurs, femmes de chambre ou veilleurs de nuit. “À poste équivalent, on doit payer 15 % de plus”, affirme Sabrina Lavaux, responsable du Club Hôtelier du Pays de Gex. Autre façon de faire venir ou de retenir les personnels: les loger. “Il m’arrive de bloquer des chambres pour des employés”, signale Marianne Tracol, directrice de Ibis et Ibis budget à Saint-Genis-Pouilly.Au pied du Jura, le Jiva Hill (5-étoiles) propose des appartements dédiés à 50 % de ses salariés, moyennant un loyer symbolique. À Ferney-Voltaire, le maire Daniel Raphoz (divers droite) fait de même, déplorant la fuite de techniciens communaux en Suisse. Il organise une commission spécifique d’attribution de logements sociaux pour les fonctionnaires territoriaux et une pour les dossiers d’enseignants. Il met aussi à disposition un parc de logements communaux. “Je loge des stagiaires médecins”, ajoute l’élu, également vice-président de Pays de Gex agglo en charge du logement.

Rush sur les logements sociaux
La demande de logements sociaux explose. Dans le pays de Gex, on est passé de 2 994 dossiers déposés en 2021 à 5 665 en 2024. Il faut dire que le loyer moyen est de 7,50 euros par mètre carré (contre, rappelons-le, 16 euros dans le parc libre). Pour autant, il est difficile d’incriminer les maires. À la différence d’autres villes en France, il semble que ces derniers acceptent volontiers de faire réaliser de l’habitat bon marché, ne serait-ce que pour répondre au besoin des fonctionnaires dont les collectivités ont évidemment besoin. Ferney-Voltaire dispose par exemple d’un parc social de près de 28 %, soit davantage que ne le demande la loi (25 %). Même situation à Annemasse où, malgré son taux de 30 %, 11 000 dossiers à l’échelle de l’agglomération patientent dans les tiroirs. L’une des causes de cet “embouteillage” étant la trop faible rotation dans le parc social. En clair, les locataires ne quittent pas facilement leur domicile quand bien même leurs revenus dépassent les plafonds. Dans certains cas, il peut même arriver qu’un des occupants travaille en Suisse. Ils doivent alors s’acquitter d’un supplément. “Au bout de deux ans, on peut leur demander de quitter leur habitation”, indique Pierre-Yves Antras, directeur de Haute-Savoie Habitat, bailleur social. Une procédure rarissime : l’opérateur a expulsé seulement deux fois en dix ans.

Strate intermédiaire
“Le différentiel entre le logement social et le logement privé est trop important”, poursuit le responsable. D’où l’intérêt d’avoir une offre intermédiaire. Annemasse Agglo impose aux nouveaux programmes immobiliers la règle des trois tiers qui s’applique à l’échelle de ses 12 communes (Annemasse, Ambilly, Gaillard, Ville-la- Grand…) : un tiers d’accession libre, un tiers de logements sociaux, un tiers d’une strate réservée aux classes moyennes se situant en deçà d’un certain plafond de revenu. Dans cette strate, le logement locatif intermédiaire et l’accession abordable. Le premier propose des loyers inférieurs de 15 à 20 % à ceux du marché. L’accession abordable, ou “bail réel solidaire”, est un dispositif par lequel la propriété des murs est dissociée de celle du terrain, ce dernier restant dans le giron de la collectivité. C’est l’équivalent français de la PPE droit de superficie pratiquée côté genevois. Ces appartements neufs se vendent 30 à 40 % moins cher que l’accession libre (3 000 à 3 500 euros le mètre carré à Annemasse), même si leurs bénéficiaires versent une redevance d’occupation correspondant au foncier. Selon Pierre-Yves Antras, ce type de produit devrait être proposé prioritairement aux locataires du parc social. Ce qui ne va pas de soi : ce sont les promoteurs qui vendent ces produits le plus souvent et, comme nous le confie un bailleur, leur intérêt est de retenir les dossiers les plus solides, satisfaisant aux prêts bancaires. Et il est là encore difficile de s’assurer que ces acheteurs bénéficiant de biens décotés ne finiront pas un jour par aller travailler en Suisse…
Le prix des fonciers
Cette politique volontariste qui vise à atténuer les effets de la hausse des prix de l’immobilier se heurte toutefois… à la hausse des prix du foncier. L’une des missions de l’établissement public foncier de Haute-Savoie est d’acheter des terrains pour le compte des collectivités. Selon la directrice, Catherine Minot, leur valeur en Haute-Savoie a été multipliée par sept en quinze ans. Il est vrai qu’en France, à la différence du canton de Genève, en zone de développement, le prix du sol n’est pas encadré par la puissance publique. Conséquence de la cherté du foncier : “Les collectivités n’arrivent plus à équilibrer les opérations avec du logement social”, selon Catherine Minot. L’Étoile à Annemasse et ses futurs 1 600 logements sera-t-il le dernier grand programme mixte piloté par la puissance publique ? Un autre projet doit voir le jour à Saint-Julien. Mais il est difficile d’en imaginer d’autres de taille similaire. Dans le diffus, ce n’est pas vraiment mieux. Les opérateurs sociaux peinent à trouver des terrains disponibles ou à racheter des appartements réalisés par des promoteurs privés. “Beaucoup de logements sociaux ne sortent pas de terre parce que les bailleurs n’ont pas la capacité d’acquérir aux prix proposés”, regrette Philippe de Longeville, directeur de l’Agence départementale d’information sur le logement (ADIL) de la Haute-Savoie.
Article tiré
du N°
9
