La Question

Genève est-elle victime de “recourite”?

Genève est-elle victime de “recourite”?
© Philippe Exertier, Winpix

Blocages

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Les Genevois et les associations du canton ont-ils davantage recours à la justice que les autres Suisses pour défendre leurs intérêts ? Intuitivement, on répondra immédiatement “oui”. Quelques indicateurs viennent confirmer cette impression.

En matière d’aménagement, de construction ou de mobilité, les cas de recours en justice n’ont pas manqué ces dernières années à Genève et ont fait les choux gras des médias. Que l’on pense à la fronde, fin 2022, des associations de défense des transports motorisés contre le vaste plan de modération de la vitesse (30 km/h) en zone urbaine du conseiller d’État Serge Dal Busco ; du combat, en 2020, des défenseurs du patrimoine pour préserver en la classant la maison Rosemont (une maison de maître située rue de la Chevillarde à Chêne-Bougeries), qui a bloqué un projet de logements. Ou encore des huit recours devant le Tribunal administratif fédéral l’année dernière par dix-sept commerçants, dont des stations-service, contre l’extension de la ligne de tram 15 vers Saint-Julien, en France voisine. L’impact médiatique de ces affaires, et de nombreuses autres, ne doit pas induire en erreur : dans l’écrasante majorité des cas, ce sont bien des individus qui actionnent la justice pour défendre leurs intérêts particuliers. Ce qui n’empêche pas le mélange des genres, comme le démontre le dossier toujours pendant du plan de modération de la vitesse. Tout d’abord contesté par des partis politiques, le TCS, l'Association transports routiers, l’Astag (transports routiers) et Genève Mobilité (qui réunit treize associations), ce plan a été renégocié par Pierre Maudet, le successeur de Serge Dal Busco à la Mobilité à l’automne 2023. Or, si un accord a finalement été trouvé permettant le retrait des recours des associations et des partis, un policier a maintenu son opposition – il avait recouru en son nom propre et pour deux syndicats de police. Le Tribunal administratif a déclaré irrecevable le recours de ces syndicats le 31 mai 2024. Celui d’un particulier – un avocat – a été retiré par sa famille à la suite de son décès. Ne subsiste que le recours déposé par le policier. Le cas devait être tranché d’ici la fin du mois de mars par le Tribunal administratif de première instance (TAPI).

Les Genevois plus querelleurs

Cette saga est impressionnante, mais ne prouve évidemment pas que la “recourite” frappe particulièrement Genève. Et comme il n’existe pas d’études comparatives de l’activité judiciaire des cantons ou des villes selon le Pouvoir judiciaire genevois, il faut se rabattre sur d’autres indicateurs. Le premier est le baromètre des litiges du TCS dans les domaines de la circulation, du travail, de la consommation et du loyer, fondé sur le portefeuille de l’association en matière de protection juridique. Résultat : dans la dernière édition portant sur l’année 2020, les Genevois se montrent plus querelleurs que le reste de la Suisse. Le taux de fréquence des litiges y est de 18,33 %, contre 17,5 % à Lausanne ou 12,67 % à Bâle. Un autre indice est le pourcentage des recours provenant de Genève qui parviennent jusqu’au Tribunal fédéral. En 2024, les justiciables genevois et leurs avocats ont déposé 846 recours, soit environ 12 % du total des dossiers traités par le Tribunal fédéral. C’est considérable, sachant que la population genevoise ne représente que 5,8 % de celle de la Suisse.

CAROLINE MARTI

Présidente de l’Association transports et environnement et députée PS au Grand Conseil

“Le recours est un levier pour contester des décisions à l'encontre de nos missions”

NON

“De par ses statuts, l’Association transports et environnement (ATE)-Genève s’engage à oeuvrer pour réduire l’impact de la mobilité sur l’environnement en favorisant les modes de déplacements durables (mobilité douce et transports publics) et en réduisant les trajets en transport individuel motorisé. Pour y parvenir, l’ATE utilise l’ensemble des moyens d’actions qui s’offrent à elle. Cela va des campagnes de sensibilisation à l’usage des outils de la démocratie directe en passant par la publication d’études et de recommandations dans le domaine de la mobilité. Le recours représente un de ces leviers que l’ATE utilise pour contester des décisions politiques ou judiciaires qui vont à l’encontre des missions de notre association. Le recours, que l’ATE utilise avec parcimonie, est aussi un moyen de faire entendre la voix de la population et de défendre le droit constitutionnel de vivre dans un environnement sain et délivré des nuisances liées au trafic automobile. En permettant de faire intervenir la société civile dans le débat public, le droit de recours des associations est un élément fondamental de notre état de droit et de notre démocratie participative.”

YVES GERBER

Directeur de la section genevoise du Touring club suisse

“Ce qui me semble pertinent, c’est de se demander comment éviter les recours”

NON

“Ce qui est certain, c’est que le Touring club suisse (TCS) Genève n’est pas frappé de recourite aiguë. Ces dernières années, nous n’avons soutenu ou déposé que quatre recours. Le premier contestait l’aménagement dit Covid au boulevard Georges- Favon, soit un sur les trente aménagements décidés [qui est monté jusqu’au Tribunal fédéral, ndlr]. Le deuxième concernait la rue de la Croix-Rouge, le troisième, la disparition de 90 places de stationnement au quai du Cheval-Blanc (en vue d’un tronçon de la Voie verte) et le quatrième, le plan de modération de la vitesse de Serge Dal Busco. Pour les deux derniers, nous avons obtenu un accord et avons retiré les recours. Ce qui me semble pertinent, c’est de se demander comment éviter les recours. Car si nous en arrivons là, c’est que nous n’avons pu défendre auparavant les intérêts de nos membres faute d’avoir été entendu. On gagnerait beaucoup de temps en réunissant les acteurs clés au bon moment autour d’une table. Lors des états généraux des mobilités organisés en 2023 par Pierre Maudet, nous avons formulé deux recommandations : mettre en place des plateformes de dialogue pour trouver un consensus en amont et s’entendre sur des indicateurs fiables et mesurables, ce qui est loin d’être le cas actuellement. Aujourd’hui, il y a trop de trous dans la raquette de l’écoute et de la consultation des associations, mais également des communes.”

ERICA DEUBER ZIEGLER

Membre d’Action patrimoine vivant et ancienne députée du Grand Conseil de l’Alliance de Gauche

“Le recours coûte cher et les associations hésitent à s’y engager”

OUI

“Action patrimoine vivant (APV) a 30 ans. Sa fondation en 1995 était une idée de Christian Grobet, avocat et conseiller d’État responsable du Département des travaux publics. Les premiers moyens d’action d’une telle association ne sont pas les recours en justice, faute de moyens financiers, mais la documentation historique, l’argumentation sur la valeur des sites et bâtiments concernés et les tentatives de ralliement des services de l’État à sa conviction. La présence depuis 1976 dans la Commission des monuments, de la nature et des sites (CMNS) de représentants des milieux associatifs voués à la préservation du patrimoine architectural et paysager constitue un atout majeur. En cas d’échec, la loi offre la possibilité du référendum. Ce fut le cas, par exemple, pour les associations réunies pour préserver le Musée d’art et d’histoire du projet destructeur de Jean Nouvel appuyé par le Conseil administratif de la Ville de Genève. Aujourd’hui, l’APV n’a plus d’avocat gratuit dans ses rangs. Le recours contre une décision administrative coûte cher et les associations hésitent à s’y engager. Si elles le font, c’est avec un avocat et l’appui financier de voisins. Quand elles perdent leur recours – expérience amère –, elles sont ruinées pour plusieurs années.”

CHRISTOPHE AUMEUNIER

Secrétaire général de la Chambre genevoise immobilière et ancien député PLR au Grand Conseil

“S’agissant des associations, il serait temps d’interdire de monnayer les retraits”

OUI

“C’est une réalité avec laquelle il faut composer, singulièrement à Genève, où la recourite est aigüe. Plus que dans tout autre canton, l’on constate ici une forte propension à recourir contre les projets des voisins, voire, lorsque l’on est une association, à s’opposer à peu près à tout. Cela peut s’expliquer par les dimensions réduites du territoire qui créent forcément des frictions entre les intérêts divergents des voisins et, disons-le, est attisé par l’esprit un peu querelleur du Genevois. Le constat est toutefois que ce n’est pas nouveau et pas vraiment pire qu’avant. La meilleure réponse à cela est de mettre en place des juridictions qui devraient rendre des décisions express pour les cas simples et se concentrer sur les affaires complexes. Ainsi, l’on garantirait le droit de recours tout en décourageant les actions purement dilatoires. S’agissant des recours d’associations, il serait temps d’interdire de monnayer les retraits de recours. Ne soyons pas naïfs, il s’agit, ni plus ni moins, d’une source de financement. Il serait grand temps de la tarir tant elle est contraire à toute morale. Voilà deux solutions qui, soyez-en sûrs, diminueraient significativement le nombre de recours.”

Article tiré

du N°

9

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